Introduction
Le problème central que nous abordons est le suivant : peut-on dériver un devoir (un « ought ») à partir d’un fait (un « is ») ? Durant les Lumières, on a voulu fonder la morale sur la seule raison, sans référence à aucune transcendance. Mais si l’on rejette toute autorité divine ou métaphysique, une vision strictement matérialiste parvient-elle vraiment à justifier des normes morales objectives ? Nous verrons d’abord la nature et la portée du “is‑ought problem” de Hume (I), avant de considérer ses implications pour une morale athée (II). Nous étudierons ensuite les tentatives matérialistes pour surmonter l’obstacle (III), et finirons par réfléchir à la nécessité éventuelle d’un ancrage métaphysique pour sauver la morale (IV).
I. Le “is‑ought problem” de David Hume : nature et portée
A. Présentation du problème dans le Treatise of Human Nature
Hume écrit :
“In every system of morality which I have hitherto met with, I have always remarked that the author proceeds for some time in the ordinary way of reasoning… and then suddenly assumes the very conclusion that he ought to do, is, in effect, assumed in the premises.”
Ce passage met en évidence un saut illogique entre l’énoncé de faits empiriques et la prescription normative.
B. Dimension logique du problème
Formellement, si l’on pose : $$ \underbrace{\text{Is}(p)}_{\text{Fait : }p\text{ est vrai}} $$ on ne peut en déduire: $$ \text{Ought}(q) $$ sans introduire une prémisse normative intermédiaire :
$$ \text{Is}(p) ,\ (\text{Is}(p) \to \text{Ought}(q)) \ \models\ \text{Ought}(q). $$
Si \(p\) est vrai, alors \(q\) doit être fait, donc \(q\) doit être fait.
Or cette prémisse conditionnelle est déjà un « ought », ce qui rend le raisonnement circulaire.
C. Portée philosophique
Ainsi, toute éthique fondée uniquement sur l’observation (la simple description des phénomènes) se heurte à une limite : on ne peut obtenir de la prescription sans postuler d’abord une norme. Les approches naturalistes ou positivistes, qui veulent tirer la morale du fait, restent donc philosophiquement fragiles.
II. Le défi pour une vision athée et matérialiste du monde
A. L’athéisme et la morale sans transcendance
Dans un univers purement physique, il n’existe ni législateur moral ni finalité intrinsèque. Les lois de la nature décrivent ce qui est, non ce qui doit être. L’absence de Dieu rend vacante toute autorité normative suprême.
B. La tentation de déduire des normes de faits biologiques ou sociaux
L’éthique évolutionniste par exemple identifie la coopération ou l’altruisme comme des stratégies de survie. Mais le fait qu’un comportement soit “naturel” (p.ex. l’égoïsme kin‑sélectif) n’en fait pas un devoir moral.
Erreur is‑to‑ought :
« Les êtres humains cherchent à maximiser leur fitness → Nous devons agir ainsi »
reste invalide sans axiome éthique.
C. L’émergence du relativisme moral
Si les normes naissent seulement de conditions historiques ou biologiques, elles deviennent contingentes et subjectives. Dès lors, comment revendiquer l’universalité des droits de l’homme ou de la dignité ? L’athéisme radical peut conduire au nihilisme moral.
III. Tentatives matérialistes de surmonter le problème
A. L’éthique utilitariste (Bentham, Mill)
L’utilitarisme définit le critère : $$ \text{Maximiser } U = \sum_{i=1}^n u_i $$ avec \(u_i\) le bonheur des individus. Mais pourquoi maximiser \(U\) ? Cette obligation n’est pas déduite des faits : elle est présupposée.
B. Le constructivisme moral (Rawls, Kant revisité)
Rawls propose un voile d’ignorance, Kant une raison pure pratique. Mais la raison n’invente pas de fins ; elle se limite à organiser des moyens. Sans postulat terminal (le bien en soi), la procédure reste arbitraire.
C. Le moralisme humaniste athée (Sam Harris, etc.)
Selon Harris, la science peut déterminer ce qui maximise le bien‑être. Cependant, il faut déjà admettre que le bien‑être est désirable, ce qui constitue un “jugement de valeur” non scientifique :
$$
\text{Science}(\text{faits})\ +\ \bigl[\text{Bien‑être est un bien}\bigr]\ \not\implies\ \text{Devoir}
$$
sans postulat éthique préalable.
IV. Vers une éthique avec ou sans transcendance ?
A. Retour sur Hume : faut‑il désespérer de la morale ?
Hume ne nie pas la morale ; il explique qu’elle émane des passions plutôt que de la raison. La morale devient expressive (émotivisme) et perd son caractère impératif.
B. Les implications pour une société matérialiste
Sans norme contraignante, tout choix moral se réduit à des préférences individuelles ou culturelles. Le risque est un chaos moral, ou un technocratisme où l’on calcule froidement les coûts‑bénéfices.
C. La nécessité d’un ancrage métaphysique pour échapper à la guillotine ?
Pour qu’une “loi” morale soit vraiment contraignante, il faut une autorité supérieure ou un fondement transcendant. Soit on accepte un Dieu législateur, soit l’on retombe dans un relativisme absolu. Peut‑être un réalisme moral platonicien ou kantien (lois morales comme formes a priori) peut‑il offrir un compromis.
Conclusion
Le “is‑ought problem” constitue un obstacle structurel à toute éthique se réclamant d’une simple description du monde. En rejetant toute transcendance, la vision matérialiste se prive de fondement pour le devoir moral : droits humains, justice et dignité deviennent arbitraires. L’enjeu est donc de voir si l’on peut définir une forme de transcendance minimale — qu’elle soit théiste, platonicienne ou kantienne — pour sauver la morale dans un univers désenchanté.